Je me souviens d’Albert Jacquard.


Je me souviens d’Albert Jacquard, juché sur une chaise, place de la Réunion dans le XXe arrondissement de Paris, en mai 1990, au milieu d’une foule compacte, un porte-voix à la main, apportant son soutien, et encourageant les 48 familles expulsées de leur logement, qui campaient là depuis plusieurs semaines avec leurs enfants, pour réclamer un logement décent. Comme il le fera encore vingt ans plus tard, il nous a parlé de sa foi dans l’humanité, de son indéracinable espoir de la savoir un jour meilleure. J’avais été impressionné par le soutien de cet intellectuel, ce scientifique qui venait aux côtés des sans-logis et des mal-logés, aux côtés du petit peuple en lutte, comme Sartre et d’autre rares intellectuels l’ont fait dans notre histoire.

Quelques mois plus tard nous avons créé Droit au logement. Et avec l’Abbé Pierre, Léon Schwartzenberg, Mgr Gaillot il a cheminé avec le DAL, les sans-logis et les mal-logés en lutte.

Albert Jacquard, «le professeur» comme l’appelaient respectueusement les mal-logés, et les «sans» auxquels il avait si souvent apporté son soutien, était toujours disponible, un simple coup de fil suffisait, lorsqu’il ne courait pas d’une conférence à une autre en sillonnant la France et la planète. Il avait confiance.

Le professeur arrivait le plus souvent en métro ou à pied; il disait bonjour aux militants et militantes, aux familles qu’il reconnaissait, demandait de lui expliquer plus en détail les évènements, car le plus souvent nous n’avions pas eu le temps d’apporter beaucoup de précisions.

Il était Président d’honneur du DAL, avait depuis soutenu avec constance et fréquence les luttes et les combats de l’association. Notamment le campement du quai de la gare, en 1991, l’occupation  du 41 avenue Coty en 1993, l’occupation du 7 rue du Dragon en décembre 1994.

Solidaire, il l’était et savait nous donner de bonnes leçons de solidarité. Un jour, nous campions devant un immeuble vide, pour en demander la réquisition. Les CRS étaient venus nous déloger, brutalement. Les bébés avaient roulé sur le sol, car ils arrachaient les matelas posés sur le sol. J’avais alors été interpellé et conduit dans un car. Albert s’était immédiatement aproché du car et en qualité de manifestant et d’organisateur avait demandé à être aussi interpellé, et d’autres militants l’avaient suivi.

Arrivés au poste, les policiers s’étaient alors rendus compte de leur bévue, et avaient annoncé à Jacquard qu’il était libre… Alors il leur a dit : «Je sortirai d’ici le dernier, jamais le premier». C’est ainsi que nous avons tous été libérés, grâce à la solidarité du «professeur».

Il était aussi engagé au côté des sans-papiers, au côté de l’association «Droits devant», qu’il coprésidait avec Mgr Gaillot et Léon Schwartzenberg, créée dans la foulée de l’occupation de la rue du Dragon. Profondément pacifiste, il défendait le désarmement intégral et l’interdiction immédiate des armes nucléaires, qu’il considérait à juste titre comme l’un des plus grands dangers pour l’humanité.

Il avait également apporté son soutien à notre combat plus personnel mais emblématique, porté par Nadjat, ma femme, pour la scolarisation en milieu ordinaire de notre fils Etienne, porteur de trisomie 21, à l’époque ou l’on cantonnait les enfants porteurs d’un handicap mental dans des foyers spécialisés. Il a été scolarisé jusqu’en terminale.

Un toit, c’est un droit

Il était aimé par les mal-logés et les militants, parce qu’il prenait aussi le temps de dire bonjour, de parler avec eux, et de les encourager à poursuivre leur combat pour vivre dignement.

Il avait été membre du haut comité au logement des plus démunis, pendant plusieurs années, mais n’avait pas été reconduit par le Président Chirac, qui n’avait manifestement pas beaucoup d’affinités avec Albert Jacquard…  Il ne s’était pas engagé en politique, ou de manière très éloignée, et avait choisi de rester avec les «sans» et de se consacrer à l’écriture.

Albert Jacquard était un scientifique et un philosophe, qui avait cette capacité extraordinaire d’expliquer le plus simplement du monde des choses compliquées, avec un plaisir toujours renouvelé, et inépuisable. Au milieu des CRS, dans un immeuble fraichement réquisitionné par les mal-logés, ou à des familles sans-logis installées dans un campement… Il expliquait que les races étaient une invention sans fondement scientifique, que l’homme était une extraordinaire invention, dont le moteur était de communiquer.

L’éducation était la clef de l’avenir de l’homme pour le «professeur», et il aimait beaucoup parler dans les écoles et les lycées. Il courait de conférences en conférences dans tout le pays et à travers le monde.

Il disparaît en pleine lecture d’une loi sur le logement, attendue en vain par les mal-logés et les sans-logis. Il aurait été avec nous, pour réclamer le droit pour tous de vivre dans un logement stable et décent.

Jacquard laisse une œuvre et une pensée humaniste, fraternelle, universelle et lumineuse. Elle devrait être enseignée dans les écoles, pour nous rendre meilleurs. Ce serait, aussi, le meilleur hommage à lui rendre, car il était l’un des meilleurs d’entre nous.

Et nous devrons être nombreux le jour de ses obsèques, jeudi prochain à 10 heures à l’église Saint Sulpice, pour saluer cet homme de lumière.

Jean-Baptiste EYRAUD Président de Droit au logement