Logement social – 2 tribunes P. Lanco (Libération+Le Monde)


Libération 11 juin 2018

Logement social : vers le grand Monopoly ?
Par Patrice Lanco, ancien directeur-adjoint de l’habitat et de la construction au ministère du Logement

11 juin 2018 à 18:36 (mis à jour à 18:43)


Logement social : vers le grand Monopoly ?



L’amendement «est défendu», a-t-on entendu sur un banc. «Il est également défendu», a dit un autre député sur un autre banc. Voilà à quoi s’est résumé à l’Assemblée nationale le samedi 2 juin le «débat» portant sur quatre amendements identiques au projet de loi Elan, venus de parlementaires appartenant à des groupes politiques différents et déposés notamment par la rapporteure Christelle Dubos. Un typique amendement de lobby, pas toujours maîtrisé par les députés qui le signent. Il a été adopté dans l’indifférence générale, bien que la CFDT ait alerté les parlementaires sur son «danger à moyen et long terme». Cet amendement très technique et apparemment anodin prépare hélas ! les grandes manœuvres autour du logement social, le grand Monopoly.
Le contexte est connu : l’Etat va ponctionner plus de 1,5 milliard d’euros par an sur les loyers des organismes de HLM. Ce qui les oblige, sauf à arrêter de construire et de réhabiliter leurs immeubles, à vendre des logements pour récupérer les fonds propres qu’on leur prend. Et certains bailleurs sociaux veulent vendre aussi à des investisseurs privés car la vente aux locataires – souvent dénués de moyens financiers – est de plus en plus difficile. Des sociétés privées de HLM ont donc proposé, avec leur Fédération, des amendements au projet de loi Elan. Celui qui créait des
«sociétés foncières de portage et de vente» ouvertes aux capitaux privés (qui auraient fait de l’argent avec les ventes de HLM) a été retiré après avoir été mis sous le feu des projecteurs dans Libération du 30 mai. <http://www.liberation.fr/france/2018/05/30/les-fonds-prives-a-l-affut-du-logement-social_1655504>
L’autre, peut-être plus pervers encore, a donc été adopté par l’Assemblée nationale. Rassurant, il est juste censé pérenniser une «expérimentation» votée dans le cadre de loi Alur en mars 2014. Mais, apparemment, cela n’a finalement donné lieu à aucune expérience, on verra pourquoi. Les bailleurs sociaux pourront céder la «nue-propriété» de n’importe quel immeuble à n’importe quel investisseur : celui-ci aura le droit de le revendre, tout de suite s’il y voit un intérêt, et le bailleur social ne conservera que l’«usufruit», c’est-à-dire le droit de gérer et de percevoir les loyers pour une durée à convenir entre les parties, quinze ans, vingt ans ou plus. A l’issue de cette durée, la pleine propriété revient à l’acquéreur. Pendant la durée de l’usufruit, rien ne change, l’immeuble reste «social». Ensuite, tout va bien encore pour les locataires en place, ils gardent le statut HLM, comme la loi actuelle le prévoit de toute façon.
Mais l’amendement voté le 2 juin par les députés apporte aux investisseurs un élément essentiel qu’ils n’avaient pas dans le cadre de l’expérimentation, ce qui expliquait leur absence d’appétit : les logements qui se libéreront après l’expiration de l’usufruit ne seront plus soumis au statut HLM. Plus aucun plafond de ressources, plus de plafond de loyer, ces logements pourront être loués ou vendus aux conditions du marché, avec de belles plus-values, la seule perspective qui semble intéresser des investisseurs. Détenir et gérer du logement social est sans doute trop besogneux pour eux. La mesure est réservée aux «zones tendues», comme l’Ile-de-France ou d’autres capitales régionales où l’on observe des tensions entre l’offre et la demande de logement. Mais ce sont précisément ces territoires qui intéressent les investisseurs.
Que se passera-t-il si l’amendement Monopoly est voté définitivement au terme de son examen à l’Assemblée et au Sénat ? Comme l’indiquait la CFDT,
«la totale propriété revenant aux investisseurs est le plus sûr moyen de voir tout un pan du logement social disparaître au profit du secteur privé, qui disposerait alors d’un patrimoine à moindre coût». Les fonds d’investissement du type Blackstone vont pouvoir faire leur marché sur les immeubles HLM les plus attractifs et leurs terrains bien placés. Des logements sociaux rue de Vaugirard ou rue de la Paix ou leur équivalent à Lille, Bordeaux ou Toulouse ? J’achète ! Ils feront une offre à leurs organismes de HLM qui ont besoin de fonds pour payer la ponction de l’Etat, rassureront les maires les moins regardants en leur disant qu’ils sont tranquilles pour au moins trois mandats. Et après nous, le déluge.
Et la mixité sociale quand les HLM situés dans les beaux quartiers auront été vendus ? Comme le disait une blague longtemps en vogue au ministère du Logement, pour Bercy
[à l’origine de la ponction de 1,5 milliard] il y a deux sortes de logements sociaux, ceux qui ont vocation à être vendus et ceux qui ont vocation à être démolis !
A la création de l’ISF, on avait donné à plaindre le fameux «propriétaire de l’île de Ré» qui risquait de devoir vendre pour payer un ISF disproportionné par rapport à ses revenus. Personne ne lui suggérait de céder la nue-propriété pour payer ses impôts, et on a même inventé pour lui un bouclier fiscal pour protéger sa propriété. A quand un bouclier fiscal pour les bailleurs sociaux ? La propriété sociale serait-elle la seule à être violable sans problème ? Un gâteau à partager entre l’Etat, des actionnaires et des fonds privés à l’affût de plus-values ?
Et à quand un débat transparent et citoyen sur le logement social ? A quand des prises de position d’élus et de personnalités de premier plan sur ce bien commun constitué au fil des générations et qui loge plus de 10 millions de personnes, soit un habitant sur six ? Les enjeux de société ne doivent pas se transformer en jeu de société. Non au grand Monopoly : il faut faire l’inverse et sanctuariser la nue-propriété des logements sociaux, qui ne doit pas devenir un objet de spéculation.
Patrice Lanco ancien directeur-adjoint de l’habitat et de la construction au ministère du Logement <http://www.liberation.fr/auteur/18641-patrice-lanco>

http://www.liberation.fr/debats/2018/06/11/logement-social-vers-le-grand-monopoly_1658304

 



Le Monde 9 mai 2018

 


Logement social : les dangers du nouveau modèle voulu par l’Etat
Patrice Lanco


Selon Patrice Lanco, ancien inspecteur général de l’équipement, le gouvernement est entré dans une logique de financiarisation du logement social au détriment du bien commun


Le logement social est un pilier du modèle social français. Avec 4,6 millions de logements, il loge un ménage sur six, soit 10 millions de personnes. Amortisseur face à la crise, filet de sécurité pour les plus fragiles, c’est aussi un poids lourd de l’économie : 17 milliards d’euros d’investissement en 2015.
Ce patrimoine s’est constitué au fil des générations par l’effort cumulé des locataires (20 milliards d’euros de loyers par an, dont 40 % servent à rembourser les prêts qui ont financé le patrimoine), de l’Etat, des collectivités locales, des épargnants sur le Livret A, des entreprises et des salariés (ex-1 % logement). L’ancien ministre du logement Louis Besson l’a qualifié en 1990 de « patrimoine de la nation ». C’est un bien commun dont les bailleurs sociaux ne sont que les dépositaires et les gestionnaires, qui n’a vocation à être approprié ni par l’Etat ni par des actionnaires. La loi garantit la pérennité de sa vocation sociale en fixant des plafonds de ressources et de loyers.
Bien que grevé de 140 milliards d’euros de dette, ce patrimoine suscite des convoitises. Le modèle économique HLM est ébranlé par trois facteurs : le niveau historique des prix de l’immobilier et du foncier, la paupérisation des locataires et le désengagement de l’Etat.
L’Etat a arrêté de subventionner la production de logements sociaux, financée par des prélèvements sur les bailleurs sociaux eux-mêmes. Il veut aller plus loin en inversant les flux financiers afin de prélever une partie de la richesse accumulée. La loi de finances 2018 met ainsi la pression sur le logement social avec une vision budgétaire, mais aussi stratégique : il s’agit d’impulser un changement de modèle.
Le gouvernement, échaudé par le tollé contre la baisse de 5 euros de l’aide personnalisée au logement (APL), a conçu un montage plus complexe. La réduction de loyer, dite « de solidarité » (RLS), censée bénéficier aux locataires modestes, est déduite de leur APL à hauteur de 98 % : un gain misérable pour eux, mais de 800 millions d’euros pour l’Etat. Une péréquation a été instaurée pour ne pas décourager l’attribution de logements aux plus pauvres, mais chaque bailleur social sera prélevé in fine à hauteur de 4 % de ses loyers. Fragilisés, les bailleurs devront encore réduire la maintenance et l’investissement, au détriment des locataires et de l’emploi.
Un sas avant une privatisation ?
Avec le projet de loi ELAN [évolution du logement, de l’aménagement et du numérique], le gouvernement dicte sa solution : regroupez-vous pour faire des économies et favoriser la circulation des capitaux, et vendez pour pouvoir réinvestir. D’ici trois ans, tous les bailleurs sociaux détenant moins de 15 000 logements devront se regrouper pour atteindre ce seuil. Les sociétés anonymes d’HLM devront soit rejoindre un groupe, tels ceux contrôlés par Action logement (ex-1 % logement) ou par des établissements financiers, soit constituer entre eux une société de coordination. Dans tous les cas est prévue une centralisation au niveau du groupe pour définir la stratégie et les objectifs chiffrés.
La contractualisation avec l’Etat s’effectuera au niveau national. Les collectivités locales ont ainsi de fortes chances d’être court-circuitées, malgré leur rôle-clé dans les politiques locales d’habitat. Les locataires ne seront plus représentés. Aucun contre-pouvoir n’entravera celui de l’actionnaire.
La vente aux locataires correspondait jusqu’ici à une respiration normale du logement social : un peu moins de 9 000 logements ont été vendus en 2016. Ce n’est pas assez aux yeux du gouvernement, qui vise un objectif de 40 000. Des sociétés de vente d’HLM achèteront en bloc aux bailleurs qui veulent vendre vite, et se chargeront de la commercialisation des logements. Sans besoin de l’accord de la commune.
L’étude d’impact estime à 800 000 le potentiel de logements susceptibles d’être mis en vente, et affiche la couleur : « Le paramètre de la revente à terme (dix ou quinze ans) pourrait même être intégré pour améliorer l’équilibre d’exploitation prévisionnel au moment du lancement de nouvelles opérations. » Un nouveau modèle se fait jour : le passage d’un logement social pérenne à un logement social à durée déterminée.
Le logement intermédiaire a été un laboratoire : des fonds privés ont été créés avec des investisseurs pour produire des logements qui seront remis sur le marché au bout de dix à quinze ans. Le projet de loi prévoit l’extension de ce modèle aux logements sociaux haut de gamme : ceux de plus de quinze ans pourront être vendus à toute personne morale de droit privé. Le statut HLM des locataires en place sera maintenu, mais on peut anticiper la pression pour faciliter la vente à la découpe, et craindre l’extension de la vente en bloc à la meilleure partie du patrimoine, la plus intéressante pour des investisseurs.
Ces projets sont bien sûr affichés comme permettant de produire plus. Bercy prétend que, avec un logement vendu, on peut en faire trois. Mais on ne reconstitue pas facilement une offre de logements sociaux dans les quartiers bien placés. Combien resterait-il de logements sociaux à Paris s’ils ne l’avaient été que pour vingt ans ?
Un scénario de financiarisation du logement social se dessine au détriment du bien commun, un partage progressif du gâteau entre l’Etat, des investisseurs et certains groupes HLM, qui voudraient déjà pouvoir transférer des fonds du logement social vers le logement intermédiaire, sas idéal avant une privatisation.
Le modèle français du logement social doit être protégé, le bien commun trouver un statut qui le mette à l’abri de toute tentative de prédation. Pourquoi pas dans une fondation ? Des réformes sont certes nécessaires, mais ce doit être au profit des demandeurs qui ne parviennent pas à accéder au logement social trop cher, pas pour organiser son dépeçage. L’Allemagne, où la crise du logement refait l’actualité après des ventes massives à des fonds de pension, n’est pas un modèle.

https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/05/08/un-scenario-de-financiarisation-du-logement-social-se-dessine-au-detriment-du-bien-commun_5296118_3232.html